I- LE PARQUET : UN ACTEUR CENTRAL DE LA CHAINE PENALE.*

Le système judiciaire constitue l’un des piliers les plus essentiels de l’État de droit. Il est investi d’une double mission à la fois noble et délicate : protéger l’ordre public et garantir la sécurité collective, tout en préservant les droits et libertés fondamentaux de chaque citoyen. C’est dans ce fragile équilibre entre autorité et liberté que se joue la crédibilité même de la justice. Au cœur de ce dispositif, le Parquet ou ministère public occupe une position stratégique. Véritable moteur de l’action publique, il déploie ses prérogatives tout au long de la chaîne pénale : il engage les poursuites, contrôle les gardes à vue, décide du déferrement, requiert ou s’oppose à la détention provisoire, supervise l’activité des officiers et agents de police judiciaire de son ressort, partie prenante aux audiences et veille à l’exécution des peines etc. Cependant, c’est surtout dans le contentieux de la liberté provisoire que son rôle suscite le plus de débats. En effet, dans ce domaine sensible, où se croisent impératifs judiciaires et enjeux politiques, les décisions du Parquet, notamment lorsqu’elles concernent des personnalités publiques, deviennent souvent le centre de vives controverses et alimentent le débat sur l’indépendance et l’impartialité de la justice.

*1. UNE AUTORITE DEPENDANTE DE L’EXECUTIF.*

Le Code de procédure pénale sénégalais est sans ambiguïté : le Parquet n’agit pas de façon autonome, mais dans *une relation hiérarchique étroite avec l’exécutif.*

• *Article 28 CPP :* le Garde des Sceaux (Ministre de la Justice) peut donner des instructions au Procureur général, l’obligeant à engager des poursuites ou à prendre des réquisitions écrites. Autrement dit, le ministre conserve un pouvoir de direction sur l’action du ministère public.

• *Article 29 CPP :* le Procureur général, représentant du ministre au niveau de la cour d’appel, dispose de cette même autorité sur les procureurs de la République relevant de sa juridiction. Ces dispositions traduisent le principe de *la hiérarchie, l’unité, l’irrécusabilité et l’indivisibilité du Parquet ou ministère public* : tous les magistrats du Parquet forment un seul corps, chargé de mettre en œuvre *la politique pénale définie par le gouvernement.*

*Conséquences pratiques :*

*1.Une absence d’indépendance organique*

Contrairement au juge du siège (qui est inamovible et indépendant), le magistrat du Parquet agit sous l’autorité de sa hiérarchie. Ses réquisitions ou ses décisions ne reflètent donc pas uniquement son appréciation juridique d’une affaire, mais également la politique pénale définie par le pouvoir exécutif.

*2. Une unité de position*:

Le principe d’indivisibilité signifie qu’aucun procureur ne peut être considéré comme agissant en son nom propre : il parle toujours au nom de l’ensemble du ministère public. Ainsi, même si un procureur de la République est convaincu qu’une mise en liberté provisoire est opportune, il peut être contraint de s’y opposer si telle est la ligne hiérarchique.

*3. Une dépendance source de suspicion*:
Dans les dossiers sensibles notamment politiques ou économiques cette subordination nourrit l’idée que le Parquet peut être utilisé comme *un bras judiciaire du pouvoir exécutif.* L’opinion publique considère alors que certaines oppositions à la liberté provisoire obéissent moins à des considérations juridiques qu’à des calculs politiques.

*Une spécificité à relativiser*:

Il faut noter que cette dépendance hiérarchique du Parquet à l’exécutif n’est pas propre au Sénégal : on la retrouve dans de nombreux pays de tradition juridique française. Cependant, certains États ont évolué vers plus d’indépendance, soit en *rendant le ministère public autonome ,* soit en *limitant les instructions écrites du ministre.* Ces instructions individuelles du garde des sceaux ont commencé à changer en France depuis 2013, au Maroc après 2017 il y a une réforme majeure, c’est le Procureur général du Roi près de la Cour de Cassation qui est désormais à la tête du ministère public.

*2. CONSEQUENCES SUR LES LIBERTES PROVISOIRES.*

En théorie, cette organisation permet à l’exécutif d’orienter les positions du Parquet concernant la détention provisoire. Même si aucun texte ne prouve l’existence d’ordres ciblant des individus précis, cette possibilité nourrit les suspicions d’ingérence politique.
Il faut toutefois souligner que *la décision finale d’accorder ou de refuser la liberté provisoire appartient toujours au (juge d’instruction, chambre d’accusation, Tribunal ou Cour).* Le Parquet ne détient donc pas le dernier mot, mais son influence est déterminante.

*II. LES RECOURS DU PARQUET : UN POUVOIR DE BLOCAGE EFFICACE.*

Le Parquet dispose de mécanismes puissants pour s’opposer aux décisions de mise en liberté rendues par un juge ou juridiction. *(Appel à minima).*

*1. Devant le juge d’instruction*
• Il peut faire appel de toute ordonnance accordant la liberté provisoire (Articles 171, 172, 179 CPP).
• Délai : 5 jours à compter de la notification.
• Effet : *l’appel est suspensif* : l’inculpé reste en prison jusqu’à ce que la chambre d’accusation tranche (Article 180 CPP).

*2. Devant les juridictions de jugement*
• Tribunal correctionnel : le Parquet peut faire appel dans les 24 heures contre une décision de mise en liberté. Cet appel est suspensif.
• Cour d’appel : les arrêts de la chambre criminelle peuvent être attaqués par un pourvoi en cassation dans les 6 jours. Ici encore, le détenu reste incarcéré tant que la Cour suprême n’a pas statué.

*3. Devant la Cour suprême*
• Le Parquet peut former un pourvoi contre une décision de la chambre d’accusation (Articles 59 et 71 CPP).
• En matière de détention, la Cour suprême doit statuer dans *un délai de 3 mois* ; au-delà, la libération devient obligatoire par ordonnance du Premier président.

*III. ENTRE OUTIL JUDICIAIRE ET INSTRUMENT POLITIQUE.*

Grâce à l’effet suspensif de ses recours, *le Parquet peut retarder, voire neutraliser temporairement, les décisions de mise en liberté.* Il lui suffit d’interjeter appel pour prolonger la détention, même si un juge avait ordonné la libération.

La détention provisoire, censée rester une mesure exceptionnelle de sûreté, tend au Sénégal à se transformer en peine anticipée. Pensée pour protéger l’ordre public, garantir le bon déroulement de l’enquête et prévenir les risques de fuite, elle devient, lorsqu’elle est prolongée ou systématiquement validée sous l’impulsion du Parquet, un signal troublant : celui d’une justice qui confond précaution judiciaire et sanction déguisée. C’est ce glissement qui alimente, dans l’opinion, l’idée d’un instrument politique, surtout lorsqu’il s’agit de figures d’opposition ou de personnalités économiques influentes.

Le rôle du Parquet illustre parfaitement cette ambiguïté. Sur le plan du droit, ses recours suspensifs sont légitimes : ils visent à garantir la cohérence de l’action publique. Mais dans la pratique, leur usage répété fragilise la présomption d’innocence et donne l’image d’un ministère public davantage préoccupé par la logique du pouvoir que par la rigueur procédurale. La dépendance hiérarchique du Parquet à l’égard de l’exécutif alimente encore davantage le soupçon d’une instrumentalisation politique.

La vraie question n’est donc pas seulement de savoir *si le Parquet dit « oui » ou « non »* à la liberté provisoire, *mais ce que signifie ce « non » et quelles en sont les conséquences.* Quand il est perçu comme le résultat d’un calcul politique plutôt que d’une évaluation juridique impartiale, c’est toute la crédibilité de la justice qui vacille.

L’enjeu majeur pour le Sénégal est clair : restaurer la confiance citoyenne en réaffirmant que la détention provisoire est un outil judiciaire et non une arme politique. Cela exige de garantir l’indépendance effective du Parquet, de réguler strictement les recours suspensifs et de replacer la présomption d’innocence au cœur de la procédure pénale. Sans cette réforme de fond, le doute persistera et l’État de droit demeurera fragile.

*El Amath Thiam* , Juriste-Consultant.
Président de *Justice Sans Frontière.*
Justice100f@gmail.com

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